シフター「センチメンタルな哲学」の冒頭

 

Les premières pages de "Philosophie sentimentale" par Frédéric Schiffter - L'Express

Les premières pages de Philosophie sentimentale par Frédéric Schiffter

Par LEXPRESS.fr, publié le

 

 

Il y a selon moi deux Nietzsche : le prophète du Surhomme, de l'Éternel Retour, de la transvaluation des valeurs, et, avant cette période, lors de son amitié avec Paul Rée, l'examinateur des sentiments moraux, amateur des maîtres français de l'aphorisme et de la maxime « qui, tels d'adroits tireurs, dit-il, mettent toujours et toujours dans le noir [...] de la nature humaine ». Bien des exégètes de Nietzsche, focalisés sur la portée éthique et politique du thème de la volonté de puissance, oublient l'admiration du penseur pour ses précurseurs, des « psychologues » selon ses termes, tels Montaigne, La Rochefoucauld, Pascal, Chamfort, et, outre, bien sûr, Schopenhauer, Paul Bourget. Dès lors, ils se divisent en « nietzschéens » et « antinietzschéens ». Les premiers voient en lui un philosophe de la subversion, un généalogiste des valeurs bourgeoises, qu'il conviendrait de sauver des griffes d'un camp réactionnaire, voire fasciste, prompt à l'enrôler comme son théoricien. Les seconds le dénoncent comme un sophiste décadent, un ennemi du progrès et de l'humanisme, un esthète de la force. 

 


Peu me chaut que Nietzsche soit un révolutionnaire, un antidémocrate chrétien, le contraire d'un intellectuel de gauche. Le visionnaire m'ennuie, le moraliste, souvent, me touche. Voilà pourquoi je limite mon intérêt à ses ouvrages écrits entre 1877 et 1883 de Humain, trop humain - d'où provient la citation (§ 283) - au Gai Savoir en passant par Aurore, et délaisse ceux que les spécialistes appellent les « textes de la maturité » : Ainsi parlait Zarathoustra, Au-delà du bien et du mal, La Généalogie de la morale, L'Antéchrist


« Celui qui ne dispose pas des deux tiers de sa journée pour soi est un esclave »... À l'énoncé de cette sentence, n'importe quel employé opère sur-le-champ, in petto, une soustraction. Si, aux vingt-quatre heures d'une journée, il ôte celles passées à travailler, c'est-à-dire, en règle générale, et en mettant les choses au mieux, huit heures, le voilà rassuré : il tient ses deux tiers ! Mais il sait bien que le calcul ne tombe pas juste ; car aux heures de bureau, d'usine, de boutique, s'ajoutent les heures de transport - aller de son domicile à son lieu de travail c'est déjà travailler et revenir de son lieu de travail à son domicile c'est encore travailler ; et une fois chez lui, à sa fatigue nerveuse se greffe le souci des tâches domestiques non moins lassantes et ingrates. Si bien que, s'il fait la somme de tous ces moments qui ne lui appartiennent pas, ne lui reste comme temps propre qu'une assez courte nuit de sommeil - repos indispensable brutalement interrompu par la sonnerie d'un réveil, assourdissante comme la sirène enjoignant jadis les prolétaires à reprendre le collier. 


En écrivant cette phrase, Nietzsche ne songe pas seulement à la bête de somme du XIXe siècle - à l'ouvrier, au mineur, au journalier agricole, etc. - telle que Zola, son contemporain, en peint dans ses romans la minable existence, mais, précise-t-il, à « l'homme d'État », au « marchand », au « fonctionnaire », au « savant ». Car aussi élevées soient leurs positions sociales, les banquiers, les hommes d'affaires, les ingénieurs, les dirigeants d'une nation ou d'un empire industriel qui ne se vouent qu'à des missions, des projets, des entreprises, des chantiers, des plans, bref, à une foultitude d'activités où il leur faut se soumettre tant aux contraintes horaires qu'aux injonctions du calendrier, ne jouissent pas davantage que leurs humbles travailleurs, et même moins, d'un temps à eux. 


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