ロザンヴァロンの民主主義の一般理論の講義のレシュメ

 


Histoire moderne et contemporaine du politique

Cours : La démocratie : esquisse d’une théorie générale

1« Démocratie ». Le mot s’est imposécomme la dénomination universelle du bien politique. Même les régimes qui en bafouent le plus évidemment les fondements considérés comme élémentaires n’osent pas s’en présenter ouvertement comme les ennemis, et prétendent plutôt en incarner une forme spécifique, réduisant les critiques qui leurs sont adressées à des manœuvres de déstabilisation politique ou à des manifestations d’arrogance culturelle. Mais dans tous les cas, cette célébration unanime s’accompagne d’une véritable cacophonie de ses définitions. Au point que ce qui constitue pour certains son ressort n’est pour d’autres que l’expression de sa négation. Les usages opposés de la notion de populisme constituent depuis une dizaine d’années un bon exemple d’une telle divergence : ce qui relève d’une stigmatisation pour les uns est revendiqué avec fierté comme la condition d’un accomplissement par les autres. Comment penser dans de telles conditions cette figure du bien politique et permettre le débat sur les conditions de sa réalisation ? Penser la démocratie implique de partir du constat de cette cacophonie et de la difficulté de s’accorder sur une définition consistante, au-delà des formules convenues sur « le pouvoir du peuple », ou encore d’une vision procédurale minimaliste. Le cours est ainsi parti du constat qu’il s’agissait d’un « mot en caoutchouc » pour reprendre une formule fameuse de Blanqui. Le mot démocratie n’a ainsi cessé d’apparaître comme une solution et comme un problème à la fois. En lui ont toujours coexisté le bien et le flou. Bien loin de correspondre banalement à une sorte d’indétermination des voies de sa seule mise en œuvre, le flottement du mot démocratie participe plutôt de son histoire et de son essence. C’est cela que le cours s’est proposé d’éclairer en partant de ce fait pour proposer les éléments constituants d’une théorie de la démocratie.

2Mais comment faire la théorie d’un objet indéterminé, sur la caractéristique duquel les définitions les plus divergentes s’opposent ? La réponse à cette question est clairement négative. Une théorie doit en effet avoir une portée universelle et s’imposer à tous les esprits. Elle doit aussi permettre une réinterprétation unifiée des étapes historiques précédentes du phénomène concerné. L’idée du cours a été d’essayer de dépasser cette aporie en proposant d’élaborer une théorie de l’indétermination démocratique, c’est-à-dire des éléments structurant son caractère aporétique. C’est le basculement conceptuel que je propose d’accomplir.

3Ce projet d’élaborer une théorie de l’indétermination démocratique s’est lié à ma façon d’écrire l’histoire de la démocratie mise en œuvre depuis une vingtaine d’années. Celle-ci partait en effet aussi du constat que la définition de la démocratie restait toujours ouverte et controversée ; qu’elle se présentait comme un régime toujours marqué par des formes d’incomplétude et d’inaccomplissement, qui ne pouvait jamais être réduit à une formule simple dont on pourrait aisément détenir la clef. L’histoire conceptuelle du politique que j’ai développée a pour cela impliqué en permanence de suivre le travail des apories constitutives des expériences démocratiques. Il s’est agit avec elle de reprendre le fil historique des perplexités, des interrogations et des tâtonnements pour saisir l’histoire en train de se faire comme poursuite d’une expérience. Cela m’a conduit à écrire une histoire que l’on pourrait qualifier de « compréhensive » : intellection du passé et interrogation sur le présent ont participé dans son cadre d’une même démarche.

4C’est avec le même souci méthodologique que j’ai entrepris d’esquisser dans le cours de cette année une théorie de l’indétermination démocratique.

5Pour se lancer dans cette entreprise, il a fallu commencer par définir cette notion d’« indétermination » et en préciser les différentes figures.

6Il faut tout d’abord préciser que je comprends cette notion d’« indétermination démocratique » dans un sens différent de celui que lui ont donné Claude Lefort et Hans Kelsen. « La démocratie, a écrit Claude Lefort, s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l’épreuve d’une indétermination première, quant au fondement du Pouvoir, de la Loi et du Savoir, et au fondement de la relation de l’un avec l’autre, sur tous les registres de la vie sociale ». C’est à une définition très large de l’indétermination qu’il fait référence là. Celle-ci renvoie en effet dans cette citation au fait d’un monde dans lequel l’ordre social n’est plus considéré comme fondé en nature ou régi par des puissances surnaturelles. L’indétermination ne fait donc dans ce cas de figure que caractériser la modernité en général, c’est-à-dire l’avènement d’un monde pensé comme séculier et artificiel. La démocratie n’est alors pas entendue chez lui au sens étroit d’un type de régime politique. Elle désigne de façon plus large l’état social d’un monde contraint de s’auto-instituer, dans lequel les hommes ne peuvent plus se rattacher à des croyances, à des traditions ou à la vision d’un ordre global leur préexistant pour définir les règles de la justice et les conditions d’organisation de la vie commune. Indétermination qui est presque d’ordre métaphysique et a pour lui des conséquences d’ordre quasi-psychologique. Lefort parle ainsi du « vertige », du « sentiment de délitement », de la « peur » qui tenaille l’individu moderne « voué à demeurer sourdement travaillé par l’incertitude » quant à son identité, à ses propres fins et à celles de la société. C’est dire enfin, en ce sens, que la démocratie est fragile, instable, susceptible de voir son cours contrarié, interrompu ou même inversé.

7Mais la notion d’« indétermination démocratique » a aussi un deuxième sens chez Lefort : elle caractérise le fait que le lieu du pouvoir démocratique est un lieu vide. Est, ou plutôt devrait être. Car la notion d’indétermination est utilisée dans ce cas de façon normative, pour servir de point d’appui à une définition du totalitarisme comme subversion interne de cet idéal démocratique, dénouement pervers, résolution forcée des ambiguïtés et des incertitudes qui le sous-tendent. Les régimes totalitaires prétendent en effet à nouveau faire parfaitement coïncider le Pouvoir et la Loi, mettre en place un pouvoir incarnant pleinement la société, superposer adéquatement le symbolique et le réel, avoir reconstitué une Société-Une. Ils restaurent de la sorte les représentations du vieux dans le neuf, faisant ressurgir dans la modernité l’ordre du théologico-politique. L’indétermination est donc dans ce cas une qualité, indissociable du fonctionnement d’un monde libre, qu’il s’agit de préserver précieusement.

8Dans La Démocratie, sa nature et sa valeur, Kelsen considère de son côté aussi l’indétermination comme une qualité démocratique, mais dans un sens plus limité, d’ordre épistémologique. Il s’agit pour lui de souligner que le régime démocratique est indissociable d’un certain relativisme en matière de convictions politiques et qu’il implique de se mettre à distance de toute prétention à posséder ou à réaliser une forme de vérité. L’indétermination est donc chez lui l’expression d’un scepticisme philosophique. La démocratie est dans cette perspective pour Kelsen le régime qui repousse l’absolu. Ce qui le conduit par exemple à refuser l’idée que pourrait vraiment être déterminée une « volonté générale ». Il conçoit de cette façon la démocratie comme une simple « méthode de création de l’ordre social » qui donne au suffrage de la majorité un pouvoir de direction qui ne saurait se confondre avec une quelconque prétention à incarner le bien et le juste.

9J’ai, quant à moi, défini différemment cette notion d’« indétermination démocratique ». Je l’ai située sur un autre plan que ces deux auteurs, plus fonctionnel. J’ai entendu par là renvoyer au fait que le sujet de la démocratie, son objet et ses procédures sont structurellement liés à des tensions, à des ambiguïtés, à des paradoxes, à des apories, à des asymétries, à des superpositions qui en rendent la définition et la conception problématiques ; qui sont aussi conséquemment la source de multiples formes de désenchantement. J’ai distingué cinq formes d’indétermination.

101) Les tensions structurantes. Elles sont formées par la poursuite simultanée d’objectifs divergents (la notion clef est celle de divergence). On peut en donner deux exemples. Dans le vote, deux qualités du représentant sont recherchées : la capacité et la proximité, qui dessinent deux idéaux-types. La proximité renvoie à la catégorie de représentation-figuration : le représentant comme double valorisant, fidèle expression, voix du représenté. La capacité renvoie quant à elle à la représentation-délégation : le représentant comme homme de confiance, mandataire informé. Capacité et proximité : chacune de ces notions – renvoyant elles-mêmes aux principes de similarité et de distinction – se lie à une procédure différente de mise en œuvre. Si c’est le principe de similarité qui est visé, il s’agit de déterminer quelles sont les conditions pour choisir le quelconque. En revanche, si c’est le principe de distinction qui est visé, le problème est de savoir comment déterminer l’exceptionnel. La meilleure procédure pour déterminer le quelconque est le tirage au sort. Il s’impose comme alternative à l’élection dans tous les cas où le but est de choisir non pas l’éminence mais le caractère commun. S’il s’agit au contraire de faire une sélection, il faudrait à la limite avoir recours à un examen ou à un concours, ou encore au suffrage censitaire (le suffrage censitaire étant supposé induire l’expression des plus sages ou des plus raisonnables). L’élection est donc tendue entre le mécanisme du tirage au sort et celui du concours ou de l’examen. Ils correspondent à deux sens du gouvernement représentatif. Celui-ci peut être considéré comme un substitut technique à une impossible démocratie directe, ou bien comme une alternative à cette démocratie directe. Toute cette discussion sur le substitut ou l’alternative à la démocratie directe a été absolument centrale dans les révolutions américaine et française sans être jamais tranchée. La première forme d’indétermination tient donc à des tensions structurantes entre lesquelles il faut trouver une forme de compromis, mais qui sont internes à la démocratie.

11Le problème est que les deux qualités de capacité et de proximité sont souvent exclusives l’une de l’autre, difficiles à réunir dans le même représentant ; et qu’elles renvoient en outre souvent à la valorisation de deux moments politiques distincts : celui de la campagne électorale et celui de l’action gouvernementale. On peut aussi prendre comme autre exemple de tension structurante celui de l’opposition entre le nombre et la raison : la démocratie se veut à la fois pouvoir effectif du nombre, siège des passions, et poursuite d’une action rationnelle.

122) Les ambiguïtés constituantes. Elles sont formées par la non-superposition de deux définitions constitutives du même objet. Le peuple est ainsi à la fois corps civique renvoyant à une idée d’unité, à une forme de totalité (la volonté générale dans le langage de Rousseau) et forme sociale, impliquant la diversité, la pluralité voire la division. Chacune de ces deux figures est attachée à des représentations différentes de la légitimité. Arrivent ainsi difficilement à coïncider les principes politique et sociologique de la démocratie : la majorité n’est qu’une lointaine approximation, purement conventionnelle, du peuple corps civique (lié, lui à une idée d’unanimité) ; elle est en revanche une forme d’expression arithmétique du peuple social.

13On voit bien là que le problème de la démocratie est que le sujet qu’elle consacre comme sujet principal de la souveraineté reste toujours à construire, à travers les descriptions de la sociologie et les mises en forme politiques. Il n’est pas donné comme un sujet qui s’impose avec évidence, sauf à être réduit à un groupe ou à une classe sociale, c’est-à-dire à une forme sociologique immédiatement appréhensible parce que particulière.

143) Les asymétries fonctionnelles. Elles sont constituées par la contradiction des moyens de mise en œuvre de fonctions parallèles. Si l’on considère que la démocratie a pour double objet de légitimer les gouvernants et de protéger les gouvernés, force est par exemple de constater que ces deux fonctions ne sont pas superposables.
La légitimation repose sur le fait de tisser un lien de confiance entre gouvernants et gouvernés, alors que la protection des gouvernés invite à l’inverse à organiser la défiance. Asymétrie souvent assimilée à celle du libéralisme et de la démocratie (de façon appauvrie, car le problème n’est pas seulement en l’occurrence celui de
la limitation du pouvoir, mais celui de l’écart entre une logique d’autorisation, constructrice de puissance, et une logique de protection, nécessitant un encadrement). La démocratie est ainsi parfois apparue comme risquant de conduire à une tyrannie des majorités, dès lors que le pouvoir se considérait autorisé à gouverner sans entraves. À l’inverse, l’objectif de protection des individus a pu sembler vider de son sens l’idée d’un projet collectif, la société des individus minant toute idée de communauté politique. L’histoire politique des xixe et xxe siècles a très largement été dérivée de cette contradiction. Celle-ci permet notamment de comprendre l’oscillation typiquement française entre les moments de démocratie illibérale (le bonapartisme) et les périodes de libéralisme non démocratique (la Restauration et la monarchie de Juillet, par exemple).

154) La quatrième catégorie d’indétermination relève de ce que j’ai appelé les variables d’exercice. La première variable est celle du temps. Il est remarquable que la plupart des théories de la démocratie renvoient à l’examen d’institutions ou de procédures, mais ne l’insèrent jamais dans des régimes de temporalité. Or il y a une distinction évidente entre une démocratie instituante et une démocratie permanente. La première est une démocratie du « pouvoir sans forme », pour reprendre une expression fameuse de Sieyès, qui ne peut, par définition, exister que dans un moment fugitif, celui de l’insurrection liée à une désinstitutionalisation radicale de la politique. C’est quelque chose de fondamental pendant la Révolution : au cours du premier semestre de 1793 surtout, tout un ensemble de réflexions voient la souveraineté du peuple comme se réalisant dans la destruction des institutions, présupposant que c’est seulement dans ce moment non institutionnel qu’il peut exister sans être trahi. À côté de cette démocratie instituante, les formes de la démocratie permanente sont très différentes ; elles nécessitent en effet à l’inverse un surplus d’institutions. L’idée démocratique prend donc un sens distinct selon qu’on la lie à l’instant immédiat ou au temps long.

16Ces différents régimes de temporalité renvoient à la distinction entre la notion de décision et celle de volonté. Des décisions peuvent être répétées, instantanées, alors qu’une volonté est un déploiement de l’être social dans le temps. Elle est une construction, une invention, et ne prend sens et forme que dans le temps. Cette variable d’exercice qu’est le temps n’a été que très peu pensée dans les démocraties. Elle ne l’a été qu’à travers deux catégories techniques : la durée des mandats et la théorie des élections partielles. Au moment de la Révolution française, il apparaissait impensable d’élire des représentants pour une durée supérieure à un an ; par ailleurs, le Président de l’Assemblée était élu toutes les semaines. La représentation était donc en permanence remise en cause. Les élections fractionnées constituent quant à elles un mécanisme tout à fait différent, car elles présupposent au contraire qu’on a un continuum du corps représentatif (c’est ce qui caractérise les Sénats de nombreux pays).

17La deuxième variable fondamentale d’exercice est l’espace. L’idée de démocratie n’est pas indifférente à l’espace non plus. Longtemps on a considéré que la famille était l’école réelle de la démocratie, car c’est dans la famille que l’on fait le plus évidemment corps. Certains diraient de leur côté que l’échelon local est l’école de la démocratie, car l’évidence de la communauté n’a pas besoin de s’y exprimer à travers la constitution d’une institution, le groupe y existe immédiatement comme communauté.

18Les débats sur l’autodétermination ont conduit à reconsidérer très fortement cette question de l’espace pertinent de la démocratie. Ils ont été continus au xixe siècle, mais ont pris un sens différent avec les principes mis en avant par Wilson après la guerre de 1914-1918. Ce principe d’autodétermination ne peut s’appuyer uniquement sur une idée immédiate d’homogénéité. Il doit renvoyer à cette définition complexe de la nation comme celle de l’espace pertinent de la démocratie. Il y a deux façons de définir la nation : la nation comme un universel singulier ou comme une singularité en grand. Après la période médiévale, la nation s’est construite comme un universel singulier : on a réalisé que, puisque les valeurs de l’Empire ne pouvaient être réalisées par l’Empire, devenu une forme du chaos, il fallait accomplir ses objectifs à l’intérieur d’une forme et d’un territoire limités.

195) La pluralité des formes et des domaines, enfin. La démocratie est évidemment un type de régime politique. Mais elle définit aussi des formes d’activité civique, au-delà de la seule participation électorale : des formes de délibération, de prise de parole, d’information, de participation, d’implication. Elle est enfin une forme de société, fondée sur le projet d’ériger un monde d’égaux. Appliquée à chaque domaine, l’idée démocratique requiert des instruments spécifiques de mise en œuvre. On ne peut donc la penser qu’en précisant la ou les dimensions auxquelles on se réfère. On ne peut en conséquence en parler en ne se référant qu’à l’une de ses dimensions.

20Ces indéterminations, toujours tissées avec des enjeux d’ordre politique et des conflits sociaux, produisent structurellement du désenchantement démocratique. La mécompréhension de la structure de ces indéterminations est le moteur du désenchantement démocratique. Comprendre ces indéterminations, c’est aussi permettre d’apporter une forme de réponse aux multiples formes qu’a prises le désenchantement dans nos sociétés. Il y a deux façons de prendre en compte ces indéterminations : les réduire par des définitions simplificatrices du politique et de la démocratie ou, au contraire, par la complication de la démocratie.

21La démocratie est structurellement problématique et elle est pour cela structurellement inachevée. En elle se lient pour cela en permanence un désenchantement et une indétermination. Comprendre la démocratie, c’est donc comprendre le système que forment cette indétermination et ce désenchantement. Les pathologies de la démocratie, appréhendées dans cette perspective, consistent à tenter de réduire artificiellement ses tensions, ses indéterminations et le jeu de ses variables d’exercice. Elles sont en ce sens « internes » à l’idée démocratique. Ces pathologies peuvent être appréhendées comme des formes de réduction de la complexité, de polarisation ou d’oubli des tensions structurantes de ses différentes figures. Pathologies de l’accomplissement ou de la limitation reposant sur l’illusion d’une simplification. Elles ont alimenté des entreprises qui ont historiquement prétendu être des instruments permettant de remédier au désenchantement démocratique. L’étude systématique de ces pathologies constituera la matrice du cours de l’année 2012-2013