ロザンヴァロン「フランスの政治思想の歴史について」、インタビュー

 

Sur quelques chemins de traverse de la pensée du politique en France - Cairn.info

Raisons politiques

2001/1 (no 1)


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Raisons politiques : Lors de la refondation intellectuelle de la deuxième gauche, il s’est agi de doter la gauche d’un bagage intellectuel positif. Pourriez-vous revenir sur ce travail, qui semble avoir suscité chez vous un projet plus large de réflexion intellectuelle, notamment sur la démocratie ?

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Pierre Rosanvallon : On peut dire que la deuxième gauche est l’héritière d’un programme de reformulation et d’adaptation de l’ambition marxiste. En ce qui me concerne, j’appartiens à une génération pour qui la lecture attentive de la littérature marxiste a été absolument essentielle. Je pouvais réciter presque par cœur des chapitres entiers des Grundrisse, du Capital, ou bien des Manuscrits de 1844, et je le peux toujours ! Pour beaucoup d’entre nous, le marxisme a été le système et l’œuvre à l’intérieur desquels on a appris à penser et à travailler. C’était la réalité des années 1960. Dans les années 1970, il a fallu dépasser ce programme de refondation ou de reconsidération du marxisme. Pourquoi ? Parce que le trou noir du marxisme n’est pas son analyse économique, mais sa vision du politique : il n’y a pas de théorie de la démocratie chez Marx. À de nombreuses reprises dans ses écrits, Marx développe l’idée qu’au fond, le but du communisme, c’est le dépérissement de la politique. Il fait un parallèle entre la notion d’abondance économique et la perspective d’une dissolution du politique. Nous avons été nombreux alors à considérer que le fait de développer une théorie politique propre à la démocratie était quelque chose d’important. L’émancipation ne pouvait pas simplement se penser comme la fin de l’exploitation, elle devait aussi se définir comme la conquête de l’autonomie, et donc comme la capacité à l’autogestion (pour reprendre un terme de cette époque). À ce moment-là, un certain nombre d’œuvres ont été fondamentales, et je pense notamment en ce qui me concerne, à la rencontre avec l’œuvre de Claude Lefort. J’avais lu en 1972 sa thèse sur Machiavel, qui venait de paraître. À l’époque, j’étais permanent à la CFDT, et ce qui m’avait intéressé, c’était la volonté de penser la question de l’émancipation politique à partir d’un travail sur les théoriciens « réalistes » de la domination (Machiavel, La Boétie, Pareto). C’était bien différent de Marx, qui pense que la domination est avant tout une domination économique, dont la domination politique est seulement dérivée.

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R. P. : Vous avez poursuivi un travail de pensée et de théorie politiques à partir du monde syndical, où vous étiez permanent, mais dans le champ intellectuel et, par la suite, dans celui de l’Université…

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P. R. : Je n’étais absolument pas programmé pour ça : j’aurais pu devenir dirigeant syndical. Mais surtout, ce qui m’attendait normalement c’était de faire de la politique, et j’ai refusé, parce que je pensais que ça ne m’intéresserait pas et qu’au fond, ce que je voyais autour de moi ne me satisfaisait pas. Parmi les gens de ma génération, le nombre de mes amis qui ont été ministres ou responsables politiques depuis vingt ans est très élevé… Mais je vois ce qu’ont fait ces gens-là, ce qu’étaient leurs priorités dans la vie et ce qu’a été leur emploi du temps, que je ne voulais pas avoir !… Ce qui a fait que je suis devenu un intellectuel, c’est que j’ai refusé tout cela et que, peu à peu, je me suis mis à travailler disons, professionnellement, avec des gens qui étaient des intellectuels. Dans un premier temps, c’est la rencontre avec des gens comme Claude Lefort, ou Cornelius Castoriadis, avec qui j’étais très lié et que j’ai fait écrire dans la revue de la CFDT. Dans les tout premiers numéros de CFDT Aujourd’hui, j’ai fait un numéro spécial sur la hiérarchie, et Castoriadis, qui se joignait à tous les groupes de travail, m’a donné un papier. J’étais en contact pour des raisons professionnelles avec beaucoup d’intellectuels qui pouvaient apparaître comme proches de la CFDT, c’était le cas d’Alain Touraine, que j’ai bien connu, mais aussi de Serge Moscovici, d’Edgar Morin.

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Dans un deuxième temps, c’est la rencontre avec François Furet, qui a été un catalyseur très important (les deux milieux, d’ailleurs, fusionnant très vite). Cette rencontre a une histoire très simple : au milieu des années 1970, la question de la pensée du totalitarisme est redevenue absolument centrale. Il ne faut pas oublier qu’à ce moment-là les livres d’Hannah Arendt, que tout le monde célèbre aujourd’hui, n’étaient pas connus. Claude Lefort, a joué un rôle absolument central pour mettre cette question du totalitarisme à l’ordre du jour de la gauche. Pour lui, le terme de « deuxième gauche » n’impliquait pas seulement de repenser l’émancipation, l’analyse du capitalisme, mais de se fonder aussi sur l’antitotalitarisme. À partir du milieu des années 1970, on peut dire que deuxième gauche et gauche antitotalitaire sont devenues synonymes. Il y a eu un certain nombre d’endroits où s’est pratiquée l’analyse du totalitarisme, et je me souviens, c’est sans doute un peu le hasard des circonstances qui a voulu cela, qu’au milieu des années 1970 Esprit a changé de directeur. Après Jean-Marie Domenach, c’est Paul Thibaud qui a dirigé la revue. Il a senti qu’il pouvait faire de l’antitotalitarisme l’axe central de sa revue et a organisé pour cela un certain nombre de réunions. C’est à ce moment que Marcel Gauchet nous a rejoints. Il y avait aussi Castoriadis, des intellectuels de la deuxième gauche – ce qui était un peu mon statut – et des historiens qui commençaient à s’intéresser à cette question, comme François Furet. Finalement, quelque chose s’est noué entre nous, de façon explicite, lorsque après avoir été élu président de l’EHESS, en 1977, François Furet a mis sur pied un petit groupe informel de réflexion de philosophie politique.

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R. P. : Peut-on dire que c’est alors que vous entrez de plain-pied dans le travail proprement intellectuel ?

 
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P. R. : C’est en effet vers 1977 que j’y suis entré de plain-pied, parce qu’à partir du moment où j’ai décidé de ne plus faire de politique, j’ai choisi de m’orienter davantage vers la vie intellectuelle, mais sans jamais penser alors à la vie universitaire. En sortant de la CFDT, Jacques Delors m’avait proposé de co-animer avec lui un centre de recherches à Dauphine : « Travail et Société ». J’avais passé un contrat avec lui en ces termes : « Je m’occupe du pôle “sociologie du travail”, mais l’essentiel de mon activité, c’est mon travail personnel ». À ce moment-là, je n’avais pas encore de projet de thèse précis, mais je voulais faire un vrai travail intellectuel. Jusqu’en 1977, je peux dire que, pour moi, l’activité intellectuelle consistait à écrire des essais, c’est-à-dire produire des effets dans un champ politique et idéologique. C’est ce que j’ai fait avec L’âge de l’autogestion, avec mes articles dans CFDT Aujourd’hui ou dans Faire, avec Patrick Viveret dans Pour une nouvelle culture politique. Ensuite, je me suis dit que je ne voulais plus me cantonner à cela, mais que je voulais vraiment faire un travail intellectuel original et de fond. Ce qui a déclenché cette envie, c’est très certainement ce groupe informel de réflexion de philosophie politique, dont François Furet a été l’instigateur en 1977. La particularité de ce lieu, c’est qu’il a fait le lien entre deux générations. Il y avait celle de François Furet, Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, Krzysztof Pomian, et aussi, dès le début, Marcel Gauchet, Bernard Manin, Pierre Manent et moi-même.

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R. P. : C’est donc ce séminaire au sein de l’EHESS qui était motivé par l’étude interdisciplinaire du politique et par une certaine conception de l’histoire politique et du libéralisme ?

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P. R. : Oui. Car en fait qu’avions-nous en commun ? Nous avions tous des histoires différentes et nous n’avions pas tous les mêmes opinions. Pour Pierre Manent et moi, par exemple, c’était clair. Mais nous avions tous un point commun absolument central : penser la question totalitaire et la question politique au sens large. Certains d’entre nous l’inscrivaient dans une perspective de reconstruction intellectuelle de la gauche, ce qui était mon cas ; d’autres peut-être simplement dans une perspective de construction d’un libéralisme politique, ce qui était le cas de Pierre Manent qui a co-fondé peu de temps après la revue Commentaire. Certes, nous avions des perspectives différentes, mais nous partagions aussi le sentiment de l’urgence d’un travail – qui nous paraissait décisif – de réappropriation des classiques de la philosophie politique. Au fond, qu’a-t-on fait dans ce groupe ? De la pédagogie mutuelle. On s’est enseigné mutuellement. Nous avions chaque année des thèmes, par exemple autour des libéraux français, autour d’auteurs de philosophie politique du Moyen Âge… On se donnait des objectifs, on se partageait des exposés et l’on apprenait les uns des autres à travers nos lectures mutuelles. C’était un petit groupe de lecture amical, mais qui a tout de même produit des résultats !

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R. P. : Il semble que ce petit groupe de l’EHESS se soit distingué par une volonté d’approche du politique bien particulière, celle qui consiste à en faire un objet de recherche et d’intérêt en soi. Quelle vision du politique aviez-vous en tête ?

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P. R. : Nous n’avions peut-être pas tous la même. Ceux d’entre nous qui se définissaient comme des libéraux classiques, ou qui cherchaient à le devenir, se contentaient très bien d’une définition minimale du politique. Pour eux, le malheur moderne était justement l’exacerbation du politique. Et ce qu’enseigne la philosophie politique, c’est que si l’on ne maîtrise pas les passions politiques, elles se déchaînent constamment contre vous. Donc c’est par une réduction, une limitation du politique que se gère la question du politique. C’est ce que disait, par exemple, Pierre Manent à la fin d’un de ses livres sur la démocratie : « Il faut aimer la démocratie, mais modérément ». Ce n’était évidemment pas le point de vue de Castoriadis, de Lefort ou le mien. Contrairement à ce qu’ont pensé un certain nombre de gens, nous avons été très divers. Et il y a, à l’intérieur du Centre Aron, beaucoup plus de différences que dans beaucoup d’endroits. Mais nous avions en commun deux choses : un éthos de la discussion et la réhabilitation des classiques. En ce qui concerne le premier point, nous avons toujours été intéressés par la discussion ensemble, c’est-à-dire que même si nous n’approuvions pas les livres de l’autre, on pensait que ces livres étaient importants et intéressants à discuter. En ce qui me concerne, je peux dire qu’il y a beaucoup de livres de Pierre Manent que je n’approuve pas, mais j’ai toujours pensé que c’étaient des livres importants et que se confronter, discuter et apprendre était essentiel. Il y a même des choses de Castoriadis, à propos desquelles je n’étais pas du tout en accord, mais j’ai toujours pensé que ce qu’il écrivait était fondateur. L’important entre nous, c’était cet éthos de la discussion fondé non pas sur l’accord, mais sur la reconnaissance de la valeur de ce qu’écrivaient les autres. Et le deuxième point très important, c’est un accord sur un programme de réhabilitation des classiques et de relecture de la tradition. C’est pour cette raison que beaucoup d’entre nous ont, par des biais différents, participé à la redécouverte des auteurs. Marcel Gauchet a publié une anthologie de Benjamin Constant à une époque où plus personne ne le lisait, Pierre Manent a écrit un livre sur Tocqueville, Françoise Mélonio (qui est arrivée un peu plus tard dans le groupe et qui est maintenant au Centre Aron) était secrétaire scientifique de l’édition des œuvres complètes de Tocqueville chez Gallimard…

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R. P. : Ce ne sont pas non plus n’importe quels classiques…

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P. R. : En fait, il y a eu plusieurs projets. D’abord, nous avons puisé dans la tradition française, en revalorisant la « grande tradition libérale », avec tous les guillemets possibles, parce que tous les auteurs ne sont pas équivalents. Et puis, par des biais différents, un certain nombre d’entre nous ont retravaillé sur des auteurs classiques qu’ils ont réédités. Ainsi le premier livre de Pierre Manent portait sur Hobbes, Rousseau et Machiavel. Claude Lefort a fait son travail sur Machiavel. Pour ma part, j’ai écrit Le capitalisme utopique, qui est un livre de réflexion sur l’utopie de la société transparente, qui n’est pas propre seulement à l’idée marxiste du politique, mais habite également toutes les théories des marchés. Claude Lefort, peu de temps après, a lancé une collection dans laquelle il rééditait des œuvres de Dante, de Milton… Des choses très différentes en fait : à la fois la grande tradition de la philosophie politique, du Moyen Âge au 18e siècle, et la philosophie politique française du 19e siècle. Les uns et les autres, nous avons réédité des ouvrages, des études critiques sur ces auteurs et, en même temps, des livres en interaction positive et critique, selon les cas, avec ces œuvres-là.

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R. P. : Peut-on établir un lien entre ce retour à la pensée politique, votre travail de thèse sur Guizot et vos travaux ultérieurs sur la démocratie ?

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P. R. : Pas à ce moment-là. Ce sont des travaux classiques de philosophie politique ou d’histoire des idées que nous avons développés les uns et les autres dans ce contexte. Je pense que dans tout travail il y a des cycles, et que j’ai senti la nécessité d’entrer, à partir du milieu des années 1970, dans un grand cycle de rattrapage intellectuel. Cette étape a été fondamentale et d’un certain point de vue, je n’en sors que maintenant. J’en sortirai tout à fait en publiant mon troisième volume à l’automne [1]  Dernier volet d’une trilogie consacrée à la démocratie... [1] . Je parle d’un rattrapage en termes de relecture et de recompréhension d’une histoire. La relecture des classiques a eu lieu dans les années 1970 et au début des années 1980. La recompréhension d’une histoire a commencé au milieu des années 1980 et a duré jusqu’à aujourd’hui. La recompréhension, la relecture et le fait d’entrer à nouveau dans la problématique de Benjamin Constant, de Tocqueville, de Locke… appartiennent au registre classique de l’histoire traditionnelle des idées politiques – qui a du bon – et de la philosophie politique au sens le plus classique du terme. La différence avec l’idée d’histoire conceptuelle, c’est qu’elle ne vise pas simplement à appréhender l’œuvre d’auteurs, mais l’expérience d’une société. Cela m’a toujours intéressé de voir les deux, bien sûr. Il est fondamental de lire Tocqueville, Locke, Hobbes, Machiavel ou beaucoup d’autres auteurs, mais il est aussi fondamental de comprendre à nouveau l’histoire des expériences et des tâtonnements d’une société pour penser et régler ses problèmes. Dans les livres que j’ai écrits entre Le capitalisme utopique et Le moment Guizot, j’ai mis l’accent sur un travail de philosophie politique ou d’histoire des idées politiques au sens classique du terme. Par la suite, j’ai mis surtout l’accent sur ce que j’ai appelé l’histoire intellectuelle du politique, qui consiste à refaire une histoire problématique d’une expérience sociale, et dont la question centrale est (en tout cas à partir de la Révolution) : Comment instituer une société démocratique ? Les livres d’histoire que j’essaie d’écrire depuis ne sont justement plus des livres d’histoire des idées, mais essaient de mettre en scène les conditions problématiques dans lesquelles sont pensées les questions et de définir les termes dans lesquels elles tendent à être résolues. C’est davantage l’histoire d’une expérience, d’un tâtonnement que l’histoire des idées politiques à proprement parler. S’il y a une petite originalité de méthode dans mes livres, c’est celle-là. Et dans notre groupe initial, nous étions tous unis pour un programme de rattrapage de philosophie politique et d’histoire des idées, mais en ce qui concerne les livres d’histoire tels que je les conçois, nous sommes moins nombreux.

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R. P. : Vous faites paraître le troisième volet de votre trilogie sur la démocratie. Or vous le définissez en termes de travail d’histoire, mais vous ne dites pas beaucoup que c’était un travail sur la démocratie, vous ne prononcez pas le mot libéralisme, encore moins le nom de Tocqueville…

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P. R. : J’appartiens à une génération pour laquelle Tocqueville a été très important. Le relire a été pour moi un éblouissement. D’abord, comme chez beaucoup d’auteurs du 19e siècle, il y a une langue absolument extraordinaire, ensuite c’est une pensée extrêmement sensible, qui donne à lire les difficultés et les problèmes de la démocratie, en la présentant à la fois comme la solution aux problèmes du monde moderne et en même temps comme un problème elle-même. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’entre nous ont relu Tocqueville dans les années 1970 : Claude Lefort, François Furet, Pierre Manent, Marcel Gauchet… C’était une lecture fondamentale par la puissance et la centralité de l’auteur, comparé aux autres grands libéraux français du 19e siècle, comme Benjamin Constant, Guizot ou à d’autres auteurs secondaires comme Rémusat, Laboulaye… De la démocratie en Amérique, bien plus que L’Ancien Régime et la Révolution, est un livre immense. Mais si nous l’avons alors redécouvert en tant que texte fondamental, nous avons regretté ensuite qu’il y ait, et ce fut très fort en ce qui me concerne, une espèce de nouveau fétichisme de Tocqueville. Je regrette qu’un certain nombre de nos étudiants n’aient été capables de penser qu’à partir de Tocqueville dans les années 1980 et 1990, comme un certain nombre de gens n’avaient été capables de penser qu’à partir de Marx dans les années 1960. Nous avons dissuadé beaucoup d’étudiants de faire des thèses sur Tocqueville. Nous leur avons conseillé de s’intéresser à d’autres auteurs, ne serait-ce que parce que quand un auteur majeur a été commenté par des gens eux-mêmes importants, la marge de manœuvre se réduit, les enchères deviennent très élevées pour investir le sujet. Trente ans auparavant, Tocqueville avait été oublié dans le programme de redécouverte des grands classiques. Il en était un désormais au même titre que Marx, Auguste Comte, Rousseau, Locke ou Hobbes. Il ne fallait pas l’oublier, mais il ne fallait pas non plus que ce programme de redécouverte des classiques se transforme en mode. Nous avons toujours été contre les modes.

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R. P. : Vous récusez donc l’idée de tocquevillisme, le mot lui-même ne vous satisfait pas.

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P. R. : Absolument pas. Je pense pourtant que ce livre est un classique immense, extrêmement puissant, et dans lequel on découvre encore des choses. D’ailleurs, comme tous les très grands livres, il a dépassé Tocqueville lui-même. Après un chef-d’œuvre comme De la démocratie en Amérique, il n’a plus rien écrit d’aussi puissant.

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R. P. : Malgré ce refus, bien légitime, des modes, peut-on, tout de même, penser que l’histoire conceptuelle, telle que vous la pratiquez, entretient un rapport avec le tocquevillisme, entendu, par exemple, comme une valorisation des idées – par opposition aux déterminants lourds tels que l’économietant dans l’action que dans l’histoire politiques ?

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P. R. : Il ne faut pas confondre ce que fut le renouveau de la philosophie politique et de l’histoire des idées politiques avec ce que j’appelle l’histoire conceptuelle ou intellectuelle de la politique. Ce sont deux choses différentes. Au niveau de la philosophie politique, le renouveau de l’histoire des idées politiques a consisté en une réhabilitation des classiques avec la « classe de rattrapage ». L’approche, tout à fait classique, ancienne, existait déjà et était très honorée, par exemple, en Italie, en Allemagne ou en Angleterre, mais elle avait été oubliée en France. Les Français ont rattrapé ce retard mais je ne vois pas pourquoi on parlerait à cet égard de tocquevillisme, sauf si l’on veut signifier que la redécouverte de l’œuvre de Tocqueville a été particulièrement importante. Aucun d’entre nous ici n’a même jamais songé à utiliser ce terme.

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R. P. : L’histoire, telle que vous la pratiquez, s’inscrit dans une volonté d’approfondir l’idée de démocratie. Pourriez-vous revenir sur votre dernier ouvrage et, plus généralement, sur les intentions qui sous-tendent votre trilogie sur la démocratie ?

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P. R. : Au milieu des années 1980, j’ai eu le sentiment qu’un travail de recompréhension d’une expérience historique s’imposait. Au début, je pensais écrire des livres sur l’histoire de la démocratie. J’aurais dû faire l’histoire de la démocratie en général et comparer celle des démocraties française, anglaise, allemande, etc. C’était hors de portée, j’ai donc choisi l’histoire de la démocratie française, avec des touches comparatives notamment sur l’Angleterre et les États-Unis, qui sont, à des degrés divers, présents dans les trois livres. Le programme, très simple, partait de l’idée que penser l’expérience démocratique impliquait une triple expérience.

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D’abord, une expérience de l’égalité, car la démocratie est avant tout la constitution d’une société d’égaux. Or – et ceci est absolument bouleversant – l’idée que chacun puisse avoir une voix équivalente pour se prononcer sur les choses publiques importantes était beaucoup plus scandaleuse que de prôner le partage des biens. L’égalité politique a posé des problèmes conceptuels et soulevé des réticences beaucoup plus grandes que l’idée de l’égalité économique. On opposait à cette dernière des arguments circonstanciels, alors qu’on opposait à la première des arguments absolument substantiels, et non pas conjoncturels. Donc l’histoire de la démocratie, c’est d’abord rendre compte de la formulation du programme de l’égalité et de l’histoire de cette difficulté à la réaliser. Si l’on entre dans les détails, c’est évidemment le problème du rapport homme-femme, de ce que signifie être un individu autonome, le rapport à l’enfant, le rapport au capable, à l’incapable, à l’étranger… J’ai essayé de faire en quelque sorte cette histoire de l’égalité.

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Ensuite, la mise en puissance de la collectivité, car la politique implique une figuration du collectif. Or il y a un problème pour ce collectif dans la société moderne : il ne se donne plus comme un corps, mais comme un ensemble d’individus. Figurer un corps, sous la forme du « Léviathan », ce n’est plus possible. Figurer une société d’individus devient un problème. Paradoxalement, c’est au moment où la démocratie formule le programme d’une société maîtresse d’elle-même, où le peuple devient puissance sociale, que l’image du peuple pose problème. J’ai essayé de faire l’histoire de cette question-là.

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Enfin – c’est le livre qui va paraître –, la souveraineté du peuple. Le problème de la démocratie, ce n’est pas simplement d’instituer une collectivité comme maîtresse d’elle-même, c’est d’organiser la mise en puissance de cette collectivité. Comment organiser cette mise en puissance ? C’est ce qu’on appelle la souveraineté du peuple. Comment rendre le peuple souverain, malgré ou à travers les questions du gouvernement représentatif, qui est toujours une forme de trahison ? Quelles sont les formes d’amélioration que l’on peut envisager ? J’ai fait là l’histoire de cette recherche, avec ses impasses, ses problèmes, ses folies, ses difficultés, de la Révolution à nos jours. Cela s’appelle La démocratie inachevée.

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R. P. : Le premier volume, Le sacre du citoyen, est très tocquevillien. Parce que finalement Tocqueville, c’est la découverte de l’idée de l’égalité…

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P. R. : Oui. Mais Tocqueville, justement, ne fait pas une histoire mais une sorte de philosophie sociale qu’il nourrit d’observations. Moi, je poursuis un problème. Par exemple, la question de savoir comment on s’est confronté à cette question de l’égalité politique sur deux siècles, avec ses tâtonnements, ses angoisses, ses peurs, ses combats sociaux. Dans l’histoire conceptuelle du politique telle que je veux la faire, on est toujours à mi-chemin entre l’histoire sociale et l’histoire philosophique. L’histoire sociale parce que, dans le domaine du politique, il y a toujours le combat du « haut de la société » contre le « bas de la société », qui est aussi une histoire entre, d’un côté, les impatiences et, de l’autre, les frayeurs. Entre ceux qui voudraient que cela change très vite et ceux que le changement effraie. On peut donc dire qu’il y a une histoire sociale dans la démocratie, en même temps qu’il y a une histoire philosophique : derrière cette confrontation des peurs et des impatiences, derrière ce face-à-face rugueux entre ceux d’en haut et ceux d’en bas, se trouve aussi la question des formes adéquates du pouvoir social. Le pouvoir social est un problème et non pas simplement une solution. C’est pour cela que mes livres ne sont absolument pas des livres d’histoire des idées. Ils montrent au contraire le combat entre les idées et la vie sociale.

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R. P. : Parmi vos activités au Centre Aron, vous avez fait paraître, de 1993 à 1995, une revue, La Pensée politique. Aviez-vous conscience d’une déficience en théorie politique dans le paysage universitaire français ? Était-ce un outil de combat intellectuel, un instrument de positionnement universitaire pour la « génération arrivée à maturité intellectuelle après le grand désenchantement idéologique et la redécouverte de la démocratie comme motif d’action et de pensée » [2]  Extrait de l’éditorial du premier numéro. [2]  ?

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P. R. : Nous avons été au cœur de l’effort de reconstruction d’un pôle de théorie politique, de philosophie politique en France. Certes, nous ne sommes pas les seuls et après, beaucoup d’autres choses ont été faites, mais nous avons quand même été parmi les premiers. Nous avons voulu faire cette revue parce qu’il nous semblait qu’il y avait un type de réflexion à la fois philosophique ou un petit peu plus historique qui n’avait pas sa place dans les revues classiques ou universitaires. Mais nous l’avons faite avec les moyens du bord, c’est-à-dire une collection commune Gallimard/Le Seuil à l’EHESS. Nous étions trois à nous en occuper, Pierre Manent, Marcel Gauchet et moi, et cela représentait pas mal de travail. Il est arrivé un moment où nous avons préféré, les uns et les autres, donner la priorité aux livres que nous étions en train écrire. C’est un peu pour cela que nous avons arrêté.

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R. P. : La Fondation Saint-Simon a contribué à la modernisation « politique », et non pas seulement économique, de la gauche française, c’est-à-dire à la diffusion d’une culture de gauche explicitement libérale, fait relativement nouveau dans l’histoire des idées politiques française. Pourriez-vous revenir en historien conceptuel sur le contexte de sa création, ses objectifs et son fonctionnement ?

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P. R. : On peut dire que, dans les années 1970, l’objectif majeur était de faire exister intellectuellement et politiquement la deuxième gauche. Mais l’élection de François Mitterrand à la présidence en 1981 a évidemment changé toute l’économie de ces projets. La gauche était de fait au pouvoir. Il s’agissait donc de transformer sa culture politique, ce qui n’était plus un problème interne à la gauche, mais un problème de culture de gouvernement. « Puisque le pouvoir est pris, comment le gérer et avec quelle culture de gouvernement ? » Pour moi, cela a changé très clairement le rapport entre une vision politique et intellectuelle. J’étais militant PSU depuis 1969, en 1974 j’ai pris ma carte au parti socialiste et j’ai cessé d’être inscrit au PS le 11 mai 1981, lorsque la gauche a gagné. Je devais évidemment continuer à mener une réflexion intellectuelle, mais cela n’avait plus de sens d’être militant politique pour la conquête d’un pouvoir. Après 1981, il m’a semblé que l’essentiel était de participer à un mouvement qui avait pour but non seulement de faire de la gauche une puissance électorale, mais de lui donner une vraie culture de gouvernement. À l’époque, beaucoup de gens pensaient qu’au fond le rôle de la gauche était d’être au pouvoir pendant un an, de faire des réformes très importantes et, le budget étant ensuite totalement dévasté, de redonner un pouvoir de gestion à la droite pour dix ans. 1981 a signifié autre chose pour certains d’entre nous. Ceux qui ont créé la Fondation Saint-Simon avaient historiquement partagé un éthos réformateur dans la société française. Ils venaient, pour simplifier, de trois horizons différents.

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Il y avait d’abord ceux qui appartenaient à la génération historique des hauts fonctionnaires réformateurs, dont les membres les plus emblématiques étaient François Bloch-Lainé et Simon Nora. Simon Nora devint directeur de l’ENA et François Bloch-Lainé, qui venait de quitter le Crédit Lyonnais, était encore très actif dans de nombreux domaines.

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Ensuite, il y avait ceux qu’on pourrait appeler les entrepreneurs modernisateurs, un groupe social – qui n’existe plus aujourd’hui – constitué de deux types de personnes : d’une part, des hauts fonctionnaires réformateurs passés dans l’entreprise, notamment publique – comme Michel Albert, qui avait été commissaire au Plan et se retrouvait aux AGF. À l’époque, du fait des nationalisations, beaucoup de gens, dans toutes les banques, venaient de cette famille de hauts fonctionnaires. D’autre part, il y avait des chefs d’entreprises privées, qui appartenaient à la tradition colbertiste des grands corps et avaient un sens très fort de l’État, comme Roger Fauroux ou Beffa à Saint-Gobain. Ou bien des chefs d’entreprises privées classiques, mais que l’on peut compter dans le petit nombre des innovateurs sociaux, le cas atypique étant Antoine Riboud, patron de BSN. Dans ce milieu des entrepreneurs, qu’ils soient issus des grands corps de l’État ou d’entreprises privées qui importaient la tradition colbertiste modernisatrice, il y avait des groupes non négligeables de hauts fonctionnaires réformateurs. La gauche a signifié aussi l’arrivée des militants socialistes aux postes de commande de grandes entreprises publiques et nationalisées. Ce fut le cas de Robert Lion, patron de la Caisse des dépôts ou de Peyrelevade, patron de Suez. Voilà donc la géographie du deuxième groupe.

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Le troisième groupe comprenait un certain nombre d’intellectuels de la deuxième gauche au sens large du terme, mais pas uniquement, puisqu’on a, dans une perspective un peu œcuménique, fait participer des libéraux comme Jean-Claude Casanova. Il y avait d’autres gens plus classiques, comme Jacques Julliard ou moi-même. Le but de la Fondation Saint-Simon était de former un club social de discussion entre ces différentes composantes de la société réformatrice qui se donnait comme objectif de faire advenir une culture de gouvernement de la gauche française. Cette dimension de club social tenait au fait que les membres discutaient entre eux de temps en temps et aussi aux nombreux séminaires publics que l’on a organisés dans les années 1980 et 1990. On faisait paraître une annonce dans Le Monde et, sur des sujets très divers, on essayait de réinventer à notre façon l’université populaire moderne où l’on mélangeait grosso modo le haut fonctionnaire et l’assistante sociale. Et ça a marché.

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R. P. : Quand la Fondation a-t-elle été créée exactement ?

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P. R. : À l’été 1982. Et elle a fonctionné jusqu’à sa dissolution en décembre 1999, mais dans les faits jusqu’à l’été 1999. Aujourd’hui, je considère que la mission historique d’apprendre la gauche de gouvernement ou, en tout cas, de s’en faire les supporters et d’organiser la discussion sociale a été remplie après l’arrivée au gouvernement de Michel Rocard. Après la première alternance, après les élections de 1988 (bien sûr, il y avait eu le premier cap en 1983), ce mouvement a gagné dans la société française. Nous n’avons pas été les seuls à le promouvoir, mais notre action a été en quelque sorte emblématique. Ensuite, à partir des années 1990, la mission ayant été en quelque sorte accomplie, la Fondation n’a plus joué le même rôle. J’ai pensé alors que nous devions nous en servir comme d’un instrument pour développer ce qui n’existait pas en France, c’est-à-dire « un think tank à la française ». C’est à partir de là que j’ai publié les fameuses Notes vertes (il y en a eu cent vingt) et une collection de livres (en tout quarante titres). Puis, à la fin des années 1990, il m’est apparu que c’était la fin d’un cycle et qu’il fallait passer à autre chose. J’ai donc invité mes petits camarades à la dissolution et nous avons distribué notre argent pour donner des bourses aux étudiants. ◆

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Paris, EHESS, 3 juillet 2000

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Entretien réalisé par Muriel Rouyer

Notes

[1]

Dernier volet d’une trilogie consacrée à la démocratie et aujourd’hui achevée : Le sacre du citoyen, Le peuple introuvable et La démocratie inachevée (Gallimard, 2000).

[2]

Extrait de l’éditorial du premier numéro.

Pour citer cet article

Rosanvallon Pierre, « Sur quelques chemins de traverse de la pensée du politique en France », Raisons politiques 1/ 2001 (no 1), p. 49-62
URL : www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2001-1-page-49.htm.
DOI : 10.3917/rai.001.0049