Il n’est pas exagéré de dire que, durant toute sa vie de philosophe, Claude Lefort, qui vient de mourir à Paris à l’âge de 86 ans, a tenté de résoudre l’énigme du politique. Agrégé et docteur en philosophie, d’abord chargé d’enseignement à l’université de Caen, puis directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, il est l’auteur d’une œuvre importante, qu’inaugure en 1968 la Brèche, écrit avec Edgar Morin.

Trotskistes. C’est à son maître Maurice Merleau-Ponty qu’il doit, d’une part, l’attachement qu’il portera toujours au «corps», à l’enracinement de l’homme dans le monde réel, et, d’autre part, ses premières approches de Marx, lesquelles ne le conduisent pas au Parti communiste mais du côté des trotskistes. Son éloignement du marxisme sera progressif. Il est déjà à l’œuvre lorsqu’il fonde, avec Cornelius Castoriadis, la revue Socialisme ou barbarie et sera effectif, ou définitif, lorsque, déjà auteur d’un Machiavel, le travail de l’œuvre (Gallimard, 1972), qui renouvelle la lecture du penseur florentin, il reçoit comme événement essentiel la description que fait du goulag Alexandre Soljenitsyne (auquel il consacrera un Homme en trop, en 1973, au Seuil). Dès lors, au nom de Claude Lefort, comme à celui de Hannah Arendt, sera associée la critique du totalitarisme. Lefort établit des liens très serrés entre le phénomène totalitaire et les carences ou les «péchés» de la démocratie.

La société traditionnelle, jusqu’à la Révolution française, se représentait elle-même comme une unité organique, en s’identifiant aux «deux corps du roi», selon le concept de l’historien Ernst Kantorowicz, terrestre et divin. L’avènement de la démocratie et la destruction du corps symbolique du roi ont provoqué un éclatement du corps social en unités individuelles, fragmentées, ainsi que l’effacement de l’identification Etat-société. Aussi la démocratie, pouvoir du peuple souverain, est-elle aussi une société «sans corps», où règne une radicale indétermination. Le totalitarisme est une réponse à cette fragilité structurelle, à cette «fragmentarisation», à cette incertitude - et recompose une unité sociale perdue. Mais, dans le communisme comme dans le fascisme, à un terrible prix. C’est à l’évaluation de ce «prix» qu’est consacré le travail de Claude Lefort : la société comme peuple uni, identifié au parti et à son chef, la société comme gigantesque «automate», composé de micro-organisations qui sont autant d’engrenages faisant fonctionner le tout, la société comme «entre soi», à savoir la constitution raciste d’un «corps pur» qui se réalise par la production, la désignation, l’exclusion et l’expulsion de l’autre, de l'«ennemi». Le totalitarisme annihile toute individualité dans la société absolutiste gouvernée par l’Egocrate, ou le pouvoir écrasant du corps sacré du parti.

«Lieu vide». Mais la démocratie, même dans sa version libérale, n’en est pas l’exact contraire, comme Lefort va s’attacher à le montrer dans la suite de ses travaux. La démocratie n’est pas «bonne» par nature parce qu’elle correspondrait à une propension de l’homme à s’associer «d’égal à égal», pas plus qu’elle ne garantit spontanément liberté et justice à tous les citoyens. Le pouvoir n’y est ni personnel ni collectif, mais est en une sorte de «lieu vide», «inappropriable». Comment le «peupler» ?

Aux yeux de Claude Lefort, la démocratie, fruit de l’histoire, suit de cette dernière les fureurs, est constamment en déséquilibre, et exige, de tous, l’invention (l’Invention démocratique, Fayard, 1981). «S’il est vrai qu’elle a la capacité d’accueillir le conflit, la divergence des intérêts, l’hétérogénéité même du social, cela signifie qu’elle a une capacité qui lui est propre, de donner accès au réel», écrivait-il en 1989.